L’extractrice

Il gratta sa barbe de quelques jours d’un geste sec, les yeux rivés sur sa montre… treize heures pile. L’heure exacte du rendez-vous qu’on lui avait fixé. Il sortit son téléphone pour vérifier, sur Toubiblib, le nom de la praticienne : Isadora Mornel.

La fiche précisait qu’elle était doctoresse en médecine intégrative. Intrigué, Adrien avait rapidement lancé une recherche. Le premier lien lui avait donné cette définition : « approche de santé combinant la médecine conventionnelle avec des thérapies alternatives. »

Il avait haussé un sourcil.

Adrien Delmas, trente-huit ans, directeur des opérations d’une entreprise de technologies vertes installée au cœur du quartier des affaires, n’était pas du genre à se laisser séduire par des concepts flous. Il avait l’esprit rigoureux, méthodique : il était cartésien jusqu’au bout des ongles.

Et comme toujours, il portait un costume impeccable, parfaitement ajusté. Une armure de tissus qui lui donnait l’air sûr de lui, même quand il ne l’était pas. Toutefois, son regard bleu perçant exprimait une fatigue profonde. Parfaitement lucide sur son état, Adrien dissimulait ses cernes chaque matin avec une précision presque maniaque à l’aide d’un correcteur discret, une touche d’anti-fatigue, un soupçon de poudre. Rien de trop voyant, juste assez pour masquer l’épuisement qui lui collait à la peau comme une seconde ombre.

Cela faisait des mois qu’il dormait mal. Un sommeil agité, entrecoupé de réveils brutaux, sans rêves, ou alors, avec des bribes confuses qu’il n’osait raconter à personne. Les médecins n’avaient rien trouvé. Ses bilans sanguins étaient parfaits. Ses IRM, normales. Son hygiène de vie, irréprochable.

Et pourtant, chaque jour, la fatigue le rongeait un peu plus.

C’était cette usure invisible, insidieuse, qui l’avait conduit, presque à contrecœur, à prendre rendez-vous avec cette Isadora. Le genre de praticienne qu’il aurait ignorée en temps normal. Mais cette fois, le rationnel n’avait plus rien à lui offrir. Il n’avait plus le choix : il voulait revivre comme avant.

Adrien fut surpris par l’emplacement du cabinet. Niché dans une rue calme mais élégante, à deux pas du cœur vibrant de la capitale, l’endroit respirait le raffinement discret. Façade de pierre claire, porte en bois massif, la plaque gravée en laiton brillait sous le soleil comme une promesse de confiance.

« Eh bien, » pensa-t-il en haussant les sourcils, « visiblement, être charlatan peut rapporter gros. Je devrais peut-être envisager une reconversion. »

L’ironie lui servait de bouclier. C’était chez lui un réflexe face à ce qu’il ne comprenait pas. Pourtant, malgré lui, il sentait poindre une certaine curiosité. Hésitant, Adrien prit une inspiration discrète, comme pour rassembler ses forces, puis appuya sur la sonnette. Un léger déclic métallique se fit entendre, et la porte s’ouvrit automatiquement, sans un bruit.

Il resta un instant figé sur le seuil, les yeux légèrement écarquillés.

Il s’attendait à entrer dans un lieu un peu désuet, saturé d’encens et de tentures bohèmes. Mais non. L’intérieur était parfaitement moderne, épuré jusqu’au minimalisme. Murs aux teintes douces, éclairage indirect, mobilier design. Une odeur subtile d’eucalyptus flottait dans l’air, fraîche et maîtrisée.

Derrière un comptoir en bois clair, une secrétaire souriante leva les yeux de son écran.

— Bonjour, vous avez rendez-vous avec la Doctoresse Mornel ? Veuillez patienter dans la salle d’attente, s’il vous plaît.

Adrien acquiesça, presque machinalement, et se dirigea vers l’espace indiqué. La pièce était tout aussi sophistiquée. Il y avait des fauteuils ergonomiques, un diffuseur d’huiles essentielles ainsi qu’une fontaine murale au ruissellement discret. Un écran diffusait en silence des images de forêts, de cieux étoilés et de visages détendus.

Il fronça légèrement les sourcils. Ce n’était pas du tout ce qu’il avait imaginé. Et c’était peut-être précisément ce décalage qui le troublait le plus.
Discrètement, il balaya du regard les autres personnes assises dans la salle d’attente. Tous semblaient aussi surpris que lui, mais surtout, et c’était plus frappant, porteurs d’une souffrance sourde, visible dans leur posture voûtée, dans l’ombre creusant leurs traits fatigués. Son regard glissa alors sur une feuille posée négligemment sur la table basse devant lui. Curieux, il la saisit du bout des doigts et découvrit que trois praticiennes, toutes spécialisées en cette fameuse médecine intégrative, exerçaient ici.

Il sentit un léger frisson parcourir son échine. Ce n’était plus une simple consultation…

Il venait de franchir un autre monde.

Plus les minutes s’égrenaient, plus son impatience grandissait. Il tapotait nerveusement le dossier de son fauteuil en cuir blanc, jetait des coups d’œil à sa montre, l’air agacé. Plus de vingt minutes de retard ! Enfin, une voix douce et claire résonna dans la pièce :
– Monsieur Delmas ? Vous pouvez entrer, s’il vous plaît.

Une des portes s’ouvrit, révélant une femme blonde, d’une beauté saisissante. Elle lui adressa un sourire chaleureux et invita Adrien d’un geste gracieux à pénétrer dans son cabinet.

Le cabinet était le prolongement naturel de tout ce qu’il avait déjà vu jusque-là. Il était moderne, lumineux, et d’une blancheur à en faire mal aux yeux. La pièce, étonnamment vaste, surprenait par son ampleur.

Adrien se demanda à quoi pouvait bien servir tout cet espace. Le mobilier, minimaliste de chez minimaliste, était au nombre de trois : un canapé élégant, un fauteuil en cuir (du même modèle que ceux dans la salle d’attente), et une étrange bassine posée au sol, dont la présence lui échappait complètement.

La Doctoresse Mornel lui indiqua le canapé d’un geste mesuré.

– Vous pouvez enlever vos chaussures, pour être plus à l’aise, dit-elle avec un sourire tranquille. Installez-vous simplement sur le dos, les bras le long du corps.

Adrien hésita une seconde, puis obéit sans un mot. Il retira ses chaussures avec une certaine retenue… tout cela lui paraissait toujours un peu absurde. Il s’allongea sur le canapé, raide au début, avant de tenter de relâcher ses épaules.

La pièce était silencieuse, presque trop. On n’entendait que le murmure diffus de la fontaine dans la salle d’attente, étouffé par la porte close.

Adrien n’osait pas croiser le regard de la doctoresse. Quelque chose en elle, qu’il ne parvenait pas à nommer, l’intimidait profondément.
Elle dégageait une présence troublante, presque magnétique. Ce n’était pas simplement sa beauté ou sa voix posée, mais une aura silencieuse, dense. Il crut que l’air autour d’elle vibrait à une fréquence différente.

Il sentait son regard posé sur lui, précis, immobile. Comme si elle lisait en lui. Pas comme un médecin qui observe un patient…

Et pourtant, extérieurement, elle restait parfaitement calme. Assise dans son fauteuil, le dos droit, les mains jointes sur ses genoux, elle attendait. Tranquille.

Comme si elle avait tout le temps du monde.

Sa voix douce rompit le silence :

– Je sais que vous vous posez beaucoup de questions. Venir jusqu’ici n’a pas été une décision facile. Je le sens. Et pourtant, vous êtes là. Ce simple fait, Monsieur Delmas, demande un certain courage… que vous auriez tort de sous-estimer.

Elle fit une pause, le regard toujours posé sur lui, sans pression, mais avec une étrange intensité.

– Vous souffrez. Et vous ne cherchez pas seulement à comprendre : vous cherchez à vous en libérer. C’est cela qui vous a conduit ici.

Elle croisa doucement les mains sur ses genoux.

– Ce que nous faisons dans ce lieu… officiellement, cela porte le nom de médecine intégrative. C’est ce que l’on montre. Ce que l’on déclare. Mais en vérité… je me dois d’être transparente : ce que nous pratiquons est autre chose. Quelque chose de plus subtil. De plus ancien.

Son ton resta mesuré, presque posé, mais une infime vibration traversait ses mots.

– Ce n’est pas une supercherie, ni un jeu d’illusions. Je vous demande simplement une chose : faites-moi confiance. Même si votre esprit résiste, même si tout en vous veut rester dans le connu… une part de vous est déjà prête. Cela vous va ?

Comme hypnotisé, Adrien acquiesça d’un mouvement de tête.

– Très bien. Voici comment nous allons procéder.

Sa voix, toujours aussi posée, semblait flotter dans l’espace.

– La bassine que vous voyez à côté de vous contient une eau… particulière. Elle n’a rien de banal. Elle est conçue pour recueillir ce dont vous souhaitez vous délester… les poids invisibles, les résidus émotionnels, la souffrance silencieuse.

Elle marqua une pause.

– Soyons clairs : il ne s’agit pas d’effacer des souvenirs. Ce que cette eau extrait, c’est le ressenti négatif, l’empreinte douloureuse, pas l’expérience elle-même.

Elle se pencha légèrement en avant, sans rompre son calme.

— Et je m’interdis formellement de tout vous enlever. Car supprimer l’ensemble de votre douleur reviendrait à amputer une partie de votre humanité. Vous êtes fait de lumière, oui, mais aussi d’ombre. Ce sont les deux qui, ensemble, vous ont façonné. Sans cela, je ne vous rendrais pas service. Je vous trahirais.

Un silence bref suivit. Puis elle demanda simplement, sans pression, mais avec une certaine solennité :

– Êtes-vous prêt ? Je vous préviens : ce ne sera pas une partie de plaisir mais vous vous sentirez bien mieux après…

Il hocha de nouveau la tête.

– Fermez les yeux, murmura-t-elle.

Il obéit.

Un silence s’installa. Pas un silence vide — un silence plein, comme si quelque chose se mettait en marche, lentement, profondément. Puis, sans prévenir, une chaleur étrange se mit à naître dans son corps. Elle ne venait pas de l’extérieur, mais de l’intérieur — comme si un foyer oublié s’était rallumé au creux de sa poitrine.

Il voulut rouvrir les yeux, mais ne le fit pas. Il sentait que ce serait inutile. Que tout se jouait , maintenant, en lui.

Quelque chose remontait. Quelque chose de lointain, enfoui, encapsulé dans le silence et la fuite depuis des mois.

Et soudain, l’image revint. Brutale. Crue.

Le seuil de la porte.
Ses clés dans la main.
Le silence inhabituel dans l’appartement.
Et puis, la vision.
Le corps de sa femme, gisant sur le sol de la cuisine, une chaise renversée à ses côtés, son bras tordu dans une position anormale. Le fracas de son cri intérieur, muet et infini.

Il sentit son cœur se serrer, comme si la scène se rejouait dans l’instant.

L’odeur du parquet ciré.
Le souffle coupé.
Le froid dans ses doigts.

Un accident banal, lui avait-on dit.
Elle avait trébuché en voulant attraper quelque chose dans un placard trop haut. Un mauvais appui. Une chute fatale. Rien d’autre.

Mais ce jour-là, quelque chose s’était brisé en lui. Quelque chose qu’il n’avait jamais osé toucher depuis.

Il n’était jamais retourné dans cet appartement. Juste assez pour vider l’essentiel. Puis il l’avait mis en vente, comme on se débarrasse d’un vêtement souillé.

Et maintenant, tout remontait. Non pas pour le détruire à nouveau… mais pour être vu. Reconnu. Libéré.

Il sentit quelque chose s’échapper de lui. Lentement. Comme une vapeur invisible, un fil de douleur qu’on déroulait de l’intérieur. Et alors, cette souffrance, cet hurlement refoulé depuis trop longtemps, commença à faiblir. D’abord légèrement. Puis plus nettement.

Elle ne disparaissait pas entièrement. La peine restait là, tapie quelque part, mais elle n’écrasait plus. Elle n’étouffait plus.
Il se sentit plus léger, comme relâché, comme si un poids qu’il ne savait même plus nommer avait glissé hors de sa poitrine.

Il ne vit pas ce qui se passait autour de lui. Il n’avait pas réouvert une seule fois les yeux.

S’il l’avait fait, il aurait alors vu la doctoresse en lévitation au-dessus de lui, les cheveux déployés dans l’air comme agités par une brise invisible, les paupières closes, le visage d’une intensité presque surnaturelle.
Son corps flottait sans effort, suspendu dans un silence absolu, en transe.

Un tout petit liquide translucide s’échappait doucement du torse d’Adrien, en volutes légères. C’était une partie de sa mémoire devenue liquide.
Il s’écoulait dans la bassine qui avait désormais perdu son apparence anodine. L’eau y était devenue sombre, troublée, presque vivante, parcourue de remous lents, comme si elle digérait la douleur elle-même.
Et il y en avait tellement, dans cette bassine.
La douleur d’Adrien n’était que quelques gouttes parmi d’autres.
Elle s’y mêla, se dilua, se fondit dans une masse trouble, un tourbillon d’ombres venues d’ailleurs. Des fragments de tristesse, de rage, de solitude, de désespoir…
Des centaines. Des milliers.
Un cimetière liquide de douleurs humaines.

Puis tout s’apaisa. Lentement.

Adrien ouvrit les yeux, confus, les traits encore engourdis par l’intensité de ce qu’il venait de traverser.
La pièce semblait exactement la même. Lumineuse. Calme. Propre.
La doctoresse Mornel était là, face à lui, impeccable et souriante, comme si rien d’extraordinaire ne s’était produit.

– Vous avez été brave, lui dit-elle doucement. Vraiment.

Elle se leva doucement.
– Prenez encore quelques minutes, restez assis. Le temps que tout se replace, ici, ajouta-t-elle en posant la main sur sa tempe.

Il acquiesça, à peine. Tout semblait un peu flou, comme au sortir d’un rêve trop réel.
Quand il se sentit prêt, elle l’accompagna jusqu’à la porte et lui indiqua, d’un geste serein, de repasser par l’accueil pour revoir la secrétaire.

Adrien sortit du cabinet, encore un peu sonné.
Dehors, le monde était exactement le même.
Et pourtant, quelque chose en lui avait changé.